Lors de la dernière audience de l’affaire Anis Farhani, décédé le 13 janvier 2011 au cours des évènements révolutionnaires, deux hauts responsables sécuritaires étaient debout l’un à côté de l’autre. Le Général Rachid Ammar, témoin dans cette affaire, a été confronté à Ahmed Friaâ, ex-ministre de l’Intérieur. Démentis et assertions ont jalonné la séance.
Le 13 janvier 2011, Anis Farhani, 23 ans, a été pris pour cible par le membre d’un escadron des Brigades de l’ordre public et atteint à la jambe alors qu’il manifestait pacifiquement à la rue de Cologne, au quartier de La Fayette. Il est décédé à l’Hôpital des grands brûlés de Ben Arous le 15 janvier d’une hémorragie interne ayant entraîné une asphyxie cérébrale. Son affaire se poursuit devant la chambre spécialisée de Tunis depuis quatre années. La dernière audience a eu lieu avant-hier, lundi.
Lamia Farhani, la sœur de la victime, est aussi l’avocate de la partie civile sur ce dossier qui, plaide-t-elle devant la Cour, « est complet, détaillé, montrant dans une vidéo où l’agent sécuritaire, responsable de la mort d’Anis et de plusieurs actes de violence armée, est nettement reconnaissable.
Celui qui a tué mon frère a aujourd’hui été promu. N’est-ce pas là la plus grande des injustices ? Moi qui porte la robe noire, je la ressens doublement. N’est-ce pas l’échec de valeurs auxquelles je crois et que je défends depuis que je suis devenue avocate ? », s’insurge Me Farhani.
Une structure pour gérer les urgences sécuritaires
Si Lamia Farhani, sa mère et les compagnons de manifestation d’Anis la journée du 13 janvier ont été entendus par la Cour depuis la première audience, qui a eu lieu ici en octobre 2018, peu de hauts responsables sécuritaires présumés coupables ont répondu présent dans cette affaire. Mais le 3 janvier dernier, le Général Rachid Ammar, ancien chef d’état-major de l’armée de terre depuis l’année 2000 et jusqu’à sa retraite en 2013, était venu à la chambre spécialisée de Tunis pour être interrogé en tant que témoin dans cette affaire.
Si dans l’instruction préparée par l’Instance vérité et dignité (IVD) le nom du général Ammar a été cité dans cette affaire, c’est parce qu’a partir du 9 janvier, le jour où l‘armée s’est déployée sur tout le territoire, on réactive au sein du ministère de l’Intérieur la commission de lutte contre les catastrophes, structure de coordination entre les ministères de l’Intérieur et de la Défense.
A la première réunion de la commission, qui tint trois séances de travail en tout (les 9, 11 et 12 janvier), assistèrent le ministre de l’Intérieur de l’époque Rafik Haj Kacem, le ministre de la Défense, Ridha Grira, de hauts responsables sécuritaire, Ali Seriati, chef de la Garde présidentielle mais également Rachid Ammar et le général Chabir, ainsi que Mohamed Ghariani, SG du RCD.
Lamia Farhani explique : « C’est cette structure de crise qui donnait les ordres aux agents de sécurité sur le terrain. La chaîne de responsabilité dans les crimes commis pendant la révolution remonte aux hauts cadres du ministère de l’Intérieur, de l’armée et du parti au pouvoir. Voilà en quoi leur présence est importante pour nous : ils sont à notre avis complices des abus commis à cette période-là ».
« Vous saurez calmer le jeu »
Si lors de la dernière audition du Général Ammar le 3 janvier dernier, le chef d’Etat-major des armées de terre a assuré avoir eu comme mission dès le 9 janvier la sécurisation des institutions de souveraineté nationale, telles que les banques, les ministères, les administrations publiques… Il a nié toute complicité dans les décès survenus lors des manifestations.
« Nous n’avons jamais subi d’assauts contre nos troupes et les protestataires brandissaient uniquement des revendications socioéconomiques », avait insisté le Général Ammar.
Mais lors de la séance d’avant-hier, une confrontation judiciaire a eu lieu entre Ahmed Friaâ, ministre de l’Intérieur dès le 12 janvier 2011, et l’ancien chef d’Etat-major. L’objet de la confrontation : déterminer qui dirigeait réellement les opérations sur le terrain lors de ces journées sanglantes ?
Ahmed Friaâ a déclaré : « J’ai été nommé par Ben Ali à la tête d’un ministère dont j’ignorais le fonctionnement le 12 janvier à 15 h de l’après-midi. Lorsque je lui ai rétorqué : « Je suis universitaire, je ne connais rien au domaine sécuritaire, l’ex-président m’a répondu : Vous nous aiderez dans le domaine des affaires politiques et de développement local et vous saurez calmer le jeu, vos directeurs généraux se chargeront de la sécurité ».
Il a affirmé que le 13 janvier, il a ordonné la mise en place d’une circulaire interdisant l’usage des balles réelles : « Document, qui prend en général jusqu’à une semaine et dont j’ai accéléré le processus pour le voir publié le 15 janvier ».
« Pourquoi n’avez-vous pas émis d’ordres oraux contre le recours aux armes à feu? », interroge la présidente de la chambre.
« Pour moi cette circulaire comptait comme une nouvelle stratégie. Et puis dès le 14 janvier à 15 h, l’ex-président charge le Général Ammar de diriger la salle des opérations au ministère de l’Intérieur. C’est cet après-midi du 14 janvier que j’ai vu le Général pour la première fois ».
Démenti du Général Ammar
En revenant sur cette entrevue avec Ahmed Friaâ, le Général réfute les dires du ministre : « Lorsque nous nous sommes entretenus ensemble, j’ai interrogé M. Friaâ sur ce qu’il a entrepris pour arrêter l’utilisation des balles réelles, il ne m’a pas dit qu’il avait lancé la procédure de la circulaire. Il a alors appelé son directeur de cabinet pour lui demander la rédaction d’une circulaire. A mon avis, il aurait dû publier un télégramme à ce propos dès le 13 janvier ».
La présidente de la chambre a également cherché à savoir si le ministre avait ouvert une enquête administrative interne pour déterminer les responsabilités des uns et des autres.
« C’est à la Commission Bouderbala chargée d’enquêter sur les violations et abus commis pendant les évènements révolutionnaires annoncée par Ben Ali lors de son discours du 13 janvier que revient cette charge », réplique Ahmed Friaâ.
Pour Maitre Farhani, qui est intervenu à la suite de ce témoignage, la journée du 13 janvier a été la plus sanglante avec le décès de 50 victimes à Tunis, à l’Ariana, à La Manouba, à Raf Raf, à Sousse, à Nabeul, à Zaghouan : « La Commission Bouderbala n’a commencé à travailler qu’au mois de février 2011. Tout ce temps, le ministère de l’Intérieur est resté une boîte noire. La vérité et l’ensemble des faits nous ont été confisqués onze années durant ! ».